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ALECU IVAN GHILIA

VIE À CRÉDIT

Le cours des miracles

 

L’auteur est dans la tradition des grands moralistes qui savent rire de tout. Et surtout du pire. Tel le héros de « L’Amérique » de Kafka et tout compte fait celui de cette « vie à crédit » est personne. Certes il a un nom. Ceux qui le rencontre au cours de son  tour du monde ou de lui-même ; le prononce avec révérence ou mépris. Mépris surtout. Car les « Monsieur Dragos » sont rares. Il faut dire que le personnage  est pris dans le mouvement d’un monde interlope (et c’est peu dire).

Constantin Frosin a le génie d’en restituer la saveur verbale par la force de sa traduction de l’original. Il sait  mettre en évidence allègre un style tout en maîtrise et abandon. Ce qui est rarement réussi. Rien n’est pesant et tout reste drôle dans des situations tragiques ou dérisoires et a priori éprouvantes voire intolérables.

Mais l’œuvre volette. Elle tient d’une carte postale illustrée, au gré du vent : celui des Carpates comme des tempêtes dans les crânes. La vie se tord, se ment à elle-même, se découpe en morceaux, gronde, siffle, pétille en grouillements sourds. La fable est aussi drôle que sordide, torpillée par le héros  hâbleur mais  pas plus ni moins que le reste du monde.

Le navire de la vie suit son cours chargé plus de miasmes  et de maquereaux qui crachent à l’eau que de truites de mer et de père connu. Et le héros sait de quoi il parle : « Pour moi, je te l’ai dit, c’est différent. Je suis allé de ci, de là. C’est dieu vrai, dans sa vie, l’homme voit du pays et parvient finalement quelque part. Je te l’ai raconté, je n’ai pas eu le temps de le faire par le menu, car le temps me manquait. Si cela t’amuse de tout reprendre à zéro, car, en me laissant entraîner dans la parlotte, il m’en souvient plus clairement. »

Dès lors le livre nous embarque avec un tel vantard aussi proche des héros de Sterne que du Jacques le Fataliste de Diderot, Dragos fait partie des baratineurs dont l’espérance vitale change de cap à chaque page.

Parfois il est orphelin et parfois embarrassé de son père. Il se rebiffe ou pas face à son dab dont le but « fut de boire et de faire la bamboula ». « Il nous a laissés tous seuls, orphelins, sans le sou, alors qu’il n’en a fait qu’à sa tête : ses quatre cents coups ». Mais parfois le paternel monte en grade : il est chef de police à Ostrov. Et son fiston va au lycée de la ville avec sa sœur. Tout serait parfait si ce n’est qu’ils devaient porter les mêmes souliers. Dès lors l’une va à l’école le matin,  l’autre l’après-midi. Ce qui n’est pas une sinécure : « Ma sœur avait des souliers aux talons trois quarts. Fi ! Fallait me voir qui me balançais sur mes échasses ! Les enfants se tapaient le cul par terre de rire : tiens, ça c’est le fils au flic, chaussé de souliers de fille ! Je voulais foncer sur eux avec les poings, mais je vacillais et titubais, pour finalement tomber »…

Le comique est habité d’une vision radicale d’un monde tel qu’il est. Les mots sont âcres, suffisamment acérés pour que la violence et l’angoisse demeurent non lettre mort mais passent comme une missive à la poste. Avec une tel roman qui dépasse la fiction, l’auteur a écrit une farce explosive, un paradoxal bain de jouvence à travers ce personnage qui travailla un temps  en haute mer, et à bord du « Thoas Flaybont 1909 » avant de se faire jeter par-dessus bord. A l’inverse du héros de l’Amérique celui de Ghilia cherche à rentrer chez lui tant il se sent « mou comme une pâte levée » ou « comme un ver de terre sous la semelle ».

Mais comment diable - faute de se frayer une place - « rentrer chez moi ? « Chez moi, mon petit chez moi, dont j’ai toujours voulu m’évader. Maintenant, je rêvais de ma sœur bossue. J’étouffais dans cette étreinte » Toute avancée étant  une reculade pour ce marin d’eau douce cela devient la meilleure manière de retourner « at home » et que prenne fin la grande vadrouille mondiale d’un raté magnifique.

Elle se  conclue avec une sorte d’histoire d’amour avec  « Isa la chicaneuse ».  Mais il faut du temps pour atteindre ce meilleur du pire chez celui qui dut accepter bien des choses dont le diable s’est mêlé.

Pour autant il ne regrette rien en héros d’Edith Piaf, il aura connu des persécutions, fut arrêté et crucifié, mais en sort sinon la tête haute, du moins en faisant le gros dos. Et au besoin en mangeant un morceau de pain bénit à défaut d’un repas divin lorsqu’il n’avait  plus rien  à se mettre sous la dent. Pour survivre, il reste toujours prêt à affronter les potentats de tout poil, dont les plus prétentieux sont les plus minables  « merluches pansus au cymbalum sur le ventre »,

L’auteur a donc écrit un petit chef d’œuvre en liberté. Le texte est extatique, excentrique  et critique. Frosin le restitue parfaitement en sa traduction. Et l’auteur tient ses personnages par la cuisse pour mordre les mordants et autres chiens de garde. Le feu couve sous la langue et prouve qu’il n’existe là une jouissance dont le rapt est un abîme.

La capture de l’inconnu qui accompagne le plaisir d’une telle  lecture.  L’auteur sait parfaitement reluquer ceux dont il fait le portait. Il sait aussi ce que le verbe reluquer veut dire : « Lure » c’est fixer en épiant, « lauern » c’est faire le guet. Et toute l’œuvre lorgne ce qui tient d’un cauchemar collectif que provoquent certains loups de la mort qui jouent les débonnaires et se nourrissent de ceux qu’ils assassinent par procuration.

L’auteur fait sa peau aux Néron de pacotille. Ils ont tout de leur modèle antique : en Roumanie comme dans le reste du monde. Ghilia s’emploie à faire de leur bestialité le théâtre de leur monde. Il en lève le rideau pour montrer  comment les êtres transformés en hyènes n’aspirent jamais à redevenir humain. Mais l’ont-ils été un jour ? L’auteur répond par sa fiction.

Il est vrai qu’il connaît la question d’un tel tragico-comique : toute sa vie il a baigné dedans à son corps défendant et a payé de sa personne. En émerge un univers qu’on pourrait qualifier de surréaliste s’il n’était pas tragiquement réel.

Il reste pour le lecteur captivant - tant il est pris dans la gouaille romanesque au sein de voyous dont la communauté se fonde sur les monstres de William Blake…

Le livre tient autant du miroir, de la farce tragique et du cauchemar éveillé. Une telle œuvre revient à créer non "du" paysage mais un regard, une pensée. C'est une filature qui à partir de l'œil, soulève les images d’un monde que le langage montre, creuse. Le rire fait éprouver l'effroi de ceux qui ne l'ont jamais éprouvé sous le regard de Dieu ou d'un de ses ersatz socialiste.

Jean-Paul GAVARD-PERRET

Sursa: Constantin Frosin, 2018