« Revista ASLRQ

 
PETRUŢA SPÂNU
Université „Alexandru Ioan Cuza“ de Iaşi
 
« Hop-là, hop-là, telle est notre devise »
(le surréalisme belge en littérature)
 
“Hop one, hop one, this is our motto”
(Belgian surrealism in literature)
 
Keyword : Dadaism, manifesto, controversy, leaflet, scandal, automatic writing, parody, eroticism, pastiche, aphorism.
 
Abstract : The article reviews the history of literary surrealism in Belgium, previous of the French surrealism, and presents its features, its variants and its most important representatives, from its point of departure in the 1920’s until its exhaustion in the 1960’s. The two centers of surrealism activity, both independent, are Brussels and Haine-Saint-Paul and La Louvière, in Hainaut. The main feature of the literary creation of the surrealists is their concise and lapidary character. Dominate the short forms, especially the aphorism and the calambour, the lyrical impressions, written in verse or in prose. They tease their readers by the interruption of the narrative, the disruption of narrative logic and causal connections, the reduction to the absurd, the unexpected conclusions and the confusing points. The erotic accents, especially the junction of the motive of love and death, are very powerful. Surrealism continues in various forms, for example in the group Cobra (1948-1951), which we will not discuss here, as it deserves a separate study.
 
Résumé : L’article passe en revue l’histoire littéraire du surréalisme en Belgique, antérieur à la France, et présente ses traits caractéristiques, ses variantes et ses représentants les plus importants, dès son point de départ dans les années 1920 jusqu’à son épuisement dans les années 1960. Les deux centres d’activité surréaliste, indépendants l’un et l’autre, sont Bruxelles et la Haine-Saint-Paul et La Louvière, dans le Hainaut. Le trait principal de la création littéraire des surréalistes est leur caractère concis et lapidaire. Dominent les formes courtes, surtout l’aphorisme et le calambour, les impressions lyriques, écrites en vers ou en prose. Ils taquinent leurs lecteurs par l’interruption du déroulement du récit, la perturbation de la logique narrative et des liaisons causales, la réduction à l’absurde, les conclusions inattendues et les pointes déroutantes. Les accents érotiques, surtout la jonction du motif de l’amour et de la mort, sont très puissants. Le surréalisme se prolonge sous diverses formes, par exemple dans le groupe Cobra (1948-1951), dont nous ne nous occuperons pas ici, mais qui mériterait une étude à part.
 
L’apparition du groupe surréaliste belge, que son histoire montre en liaison constante avec le mouvement fondé par André Breton en 1924, remonte à 1926. Mais si 1926 est un point de départ, c’est aussi l’aboutissement d’une série d’expériences antérieures, dont l’étude éclaire les origines et définit quelques-unes des composantes du surréalisme en Belgique.
C’est à la fin de la guerre que se situent les premières rencontres qui rapprochent certains des futurs fondateurs du groupe surréaliste belge. S’ils sont tous trop jeunes pour pouvoir être mobilisés (comme Louis Aragon, André Breton, Paul Éluard ou Benjamin Péret), ils ressentent le même écœurement que les Français, dont Maurice Nadeau écrit : « Ils ne veulent plus rien avoir de commun avec une civilisation qui a perdu ses raisons d’être. »[1]
En Belgique comme en France le traumatisme de la guerre entre pour une bonne part dans la résolution de faire table rase qu’ont prise quelques jeunes gens dont nous allons parler.
 
Rencontre avec Dada
René Magritte et Édouard Léon Théodore Mesens se rencontrent en 1919, à la petite galerie Le Centre d’art, où Magritte expose pour la première fois. Ils vont bientôt découvrir Dada. Leur collaboration au dernier numéro de la revue de Francis Picabia, 391, à l’automne 1924, tout comme les deux revues, Œsophage (1925, numéro unique) et Marie (1926-1927), qu’ils éditeront ensuite, marquent leur participation active à l’« état d’esprit » Dada. Même si cette participation paraît tardive, leur initiation remonte au moins à 1921.
Le groupe Dada prend naissance à Zurich, en Suisse, et presque simultanément, à Anvers. Clément Pansaers (1885-1922), peintre, poète et graveur, y fonde la revue Résurrection (1916-1918), où il publie ses propres textes, érotiques et subversifs, et des traductions de poèmes expressionnistes des modernistes allemands. Le contact de Pansaers avec les dadaïstes s’établit à peine après la guerre, quand ceux-ci font de Paris le centre du mouvement.
À la même époque, Roger Avermaete fonde à Anvers le groupe littéraire Lumière (1919), avec un programme plus modéré, en critiquant l’inertie de la couche âgée de la société. Son roman anti-utopique La Conjuration des chats (1920) – sur les chats qui s’emparent du monde, mais ne tombent pas d’accord sur l’ordre futur –, contient des scènes brillantes persiflant les discussions entre les chats de gouttière, partisans de l’anarchie, et les chats angora, peignés, partisans des réformes.
L’esprit de réconciliation et la « littérarité » du groupe Lumière déterminent le départ des plus agités, Maurice Van Essche, Paul Neuhuys, Paul Joostens, qui fondent la revue Ça ira (1920-1923, 20 numéros). La réussite maximale en est le numéro consacré au dadaïsme. Le public belge connaît ainsi l’image de ce mouvement, mais cette action s’avère suicidaire, parce que, en imitant les dadaïstes, Pansaers met en cause le sens même de la littérature. Puisque la littérature n’a pas de sens, pensaient les lecteurs lucides, alors pourquoi écrivent les dadaïstes ? À la disparition de la revue contribuent aussi les disputes entre les rédacteurs, qui s’accusent mutuellement de capitulation et, enfin, la mort de son animateur, Pansaers, en 1922, à 37 ans seulement. La maison d’avant-garde, initiée par le groupe Ça ira, résistera jusqu’en 1965.
À Liège, Georges Linze fonde en 1920, avec un groupe d’écrivains et de peintres locaux, l’association du Groupe Moderne d’Art de Liège, qui édite jusqu’en 1940 la revue Anthologie, ouverte aux futuristes autochtones, comme Edmond Vandercammen, et abritant souvent dans ses colonnes le maître même, Filippo Tommaso Marinetti.
Bruxelles ne reste pas en arrière. En 1921, est fondé à l’Université Libre de Bruxelles la revue La Lanterne sourde, qui a comme objectif le rapprochement des cercles universitaires de l’avant-garde artistique, la collaboration franco-belge et la protection de la poésie moderniste. L’année suivante, les frères Bourgeois fondent une revue semblable, 7 Arts, et Franz Hellens commence à éditer le mensuel Signaux de France et de Belgique. Ces périodiques fusionneront dans Le Disque Vert, revue mensuelle de littérature, qui, avec interruptions et adoptant temporairement les titres Écrits du Nord et Nord, paraît jusqu’en 1957. Franz Hellens rassemble autour de la revue les plus remarquables écrivains non-conformistes. Au Disque Vert collaborent Robert Goffin, Georges Eekhoud, André Baillon, Charles Plisnier, Camille Goemans, Henri Michaux et de nombreux Français et Suisses, comme Paul Fort, Edmond Jaloux, Jean Cocteau, André Malraux, Blaise Cendrars, Le Corbusier. Le mensuel et la maison d’édition littéraire qu’il abrite deviennent donc la plaque tournante de l’avant-garde européenne de l’entre-deux-guerres, et les fascicules publiées après la seconde guerre mondiale inséreront tous les auteurs novateurs, Samuel Beckett en tête.
En Belgique, le surréalisme apparaît en même temps et dans un climat intellectuel semblable à celui de la France, non comme une imitation, mais comme une variante, souvent en opposition avec le groupe parisien de Breton, qui avait adopté comme dénomination le néologisme inventé par Guillaume Apollinaire[2]. Il n’a jamais été un courant homogène du point de vue philosophique ou littéraire. Les coryphées mêmes, André Breton, Salvador Dali, Paul Nougé ou René Magritte, ne sont pas conséquents dans leurs définitions, souvent extravagantes, qu’ils changent en fonction du moment, ayant comme but de désorienter le lecteur, habitué aux définitions logiques. En dehors des déclarations sérieuses, contenues dans les manifestes, dans les appels et les écrits polémiques, apparaissent aussi des textes ludiques, qui se moquent du destinataire, par exemple les dix-sept réponses de Breton à la question Qu’est-ce que le surréalisme ? (1934) ou Les 5 commandements de René Magritte et d’É. L. T. Mesens, lesquels expriment le climat dominant parmi les surréalistes :
« 1. Comme politique nous pratiquerons l’autodestruction à tour de bras et la confiance dans les vertus humaines.
2. Tous nos collaborateurs devront être beaux afin que nous puissions publier leur portrait.
3. Nous protesterons énergiquement contre toutes les décadences : l’érudition, la Chartreuse de Parme, le dadaïsme et ses succédanés, la morale, la jonction nord-midi, la syphilis à ses divers degrés, la cocaïne, le poil-à-gratter, l’instruction obligatoire, la polyrythmie, la polytonie, la polynésie, les vices charnels et en particulier l’homosexualité sous toutes ses formes.
4. Notre fraîcheur ne subira pas les tuyaux usés ni les femmes de nos amis.
5. Nous refuserons en toutes circonstances d’expliquer ce que précisément l’on ne comprendra pas.
Notre entreprise est folle comme nos espérances. Les plus grandes précautions étant prises pour les choses de la moindre importance, nous ne réclamons rien, l’amour de l’état-major des jeunes filles importe davantage.
„Hop-là, hop-là“, telle est notre devise[3]. »
Le chef des surréalistes belges, l’animateur intellectuel du groupe, Paul Nougé, s’adresse ainsi aux futurs commentateurs :
« EXÉGÈTES,
POUR Y VOIR CLAIR,
RAYEZ
LE MOT
SURRÉALISME ![4] »
En dépit de son impétuosité, le surréalisme est un phénomène assez fort pour laisser son empreinte sur toute la littérature de l’entre-deux-guerres, et les effets de son influence sont visibles jusqu’à aujourd’hui, par exemple dans le libéralisme croissant de l’art et son ancrage dans l’analyse freudienne. Les surréalistes sont liés par des traits communs, malgré le fait qu’ils se disputent souvent et « s’excommunient » mutuellement : l’agressivité vis-à-vis des traditions bourgeoises, l’érotisme, la recherche du scandale, l’expérimentation dans l’art, la proclamation de l’absurde de l’existence, au moins dans les formes produites par la civilisation européenne. Ils ont la tendance à se grouper. Leurs textes sont signés par plusieurs auteurs, mais leurs manifestes, leurs appels et leurs tracts manquent d’individualité.
En Belgique, prennent naissance, indépendants l’un et l’autre, deux centres d’activité surréaliste, à Bruxelles (1924) et, dans le Hainaut (1939) – à Haine-Saint-Paul et à La Louvière.
Les principaux initiateurs du groupe bruxellois sont Paul Nougé (1895-1967), Camille Goemans (1900-1960) et Marcel Lecomte (1900-1966), auxquels se joignent le compositeur André Souris (1899-1970), le peintre René Magritte (1898-1967), É. L. T. Mesen (1903-1971), Paul Colinet (1898-1957) et Louis Scutenaire (1905-1987). Après la première guerre mondiale, reprend son activité la deuxième génération. Ici nous attirons l’attention sur la persistance du surréalisme en Belgique, à la différence de la France, où, même avant la seconde guerre mondiale, ses partisans se dispersent, et André Breton essaie de ressusciter le mouvement en Amérique Latine.
L’animateur du groupe du Hainaut, nommé Rupture, est Achille Chavée (1906-1969). À côté de lui, s’affirment comme adhérents du groupe Fernand Dumont (de son vrai nom Fernand Demoustier, 1906-1945), Marcel Havrenne (1912-1957) et quelques autres. Les deux centres maintiennent le contact avec les surréalistes parisiens, mais leur collaboration n’est pas toujours harmonieuse, parce que les Belges n’acceptent pas toutes les conceptions du groupe de Breton.
Le 22 novembre 1924, Paul Nougé inaugure une série de tracts intitulée Correspondance, par lesquels il précède de quelques jours le premier numéro de La Révolution surréaliste du 1er décembre 1924, l’« organe officiel » des surréalistes parisiens. Ceux-ci paraissent tous les dix jours jusqu’à la moitié de 1925, en tout vingt-deux tracts, chacun sur un papier de couleur différente, imprimés dans une centaine d’exemplaires. Les auteurs en sont alternativement Nougé, Goemans et Lecomte, qui précisent leur attitude vis-à-vis des événements les plus importants ou attaquent des personnalités remarquables du monde littéraire, en imitant le style de leurs victimes. Les tracts ne sont pas mis en vente, mais envoyés aux personnalités les plus actives d’alors. Chaque tract en porte le nom de sa couleur (bleu 1, rose 2, jaune 8, nankin 14, etc.). L’écriture en est sibyllique et uniforme, comme dépersonnalisée, constituant chaque fois une riposte à un événement littéraire récent, par exemple :
« La défiance que nous inspire l’écriture ne laisse pas de se mêler d’une façon curieuse au sentiment des vertus qu’il lui faut bien reconnaître. Il n’est pas douteux qu’il ne possède une aptitude singulière à nous maintenir dans cette zone fertile en dangers, en périls renouvelés, la seule où nous puissions espérer de vivre. L’état de guerre sans issue qu’il nous importe d’entretenir en nous, autour de nous, l’on constate tous les jours de quelle manière elle le peut garantir. Ce tour précaire, cette démarche équivoque, une sournoise humilité, est-il d’autre raison de lui être fidèle ?[5] »
Dans les années 1920, paraissent à Bruxelles quelques revues surréalistes, en général éphémères, comme Œsophage (1925), Marie (1926-1927), Distances (1928), Variétés (1929). Les surréalistes publient aussi leurs textes sous la forme des plaquettes de poésies, des catalogues d’expositions, organisent des conférences, des manifestations ou de bruyantes actions musicales ou littéraires. Ils produisent des scandales retentissants en 1926, en interrompant la représentation de la pièce de Géo Norge, Tam-Tam, et de la pièce d’avant-garde Les Mariés de la tour Eiffel de Jean Cocteau. Le paradoxe du surréalisme belge est la lutte contre la langue, surtout celle « institutionnalisée » par la stéréotypie lexicale, syntaxique et métaphorique, ce qui rend leurs premiers textes inintelligibles, difficilement décodables. Mais les surréalistes adopteront plus tard une certaine rigueur. À la différence des Français, qui considéraient qu’ils « possèdent la langue », les Belges sont convaincus que « la langue les possède » et qu’elle constitue un facteur supplémentaire d’oppression de l’homme, parce qu’elle le pousse dans les limites et les conventions imposées. L’attention accordée à la forme de l’énoncé, à la couche linguistique du texte mène Nougé, Goemans et Chavée à des jeux de mots et des calambours. Sauf Dumont, resté fidèle à la manière onirique, plus désinvolte, les autres membres des deux groupes écrivent logiquement. Leur forme préférée est le poème en prose de petite dimension. La concision avait besoin de l’emploi conscient et économique du mot.
Les années 1920 sont une période de mésentente entre les surréalistes belges et français. Ils sont « incompatibles »[6]. Les Belges n’acceptent pas le rôle d’instrument de l’art au service de l’idéologie. Lorsque certains surréalistes, comme Aragon et Éluard entrent dans le Parti Communiste Français ou dans d’autres groupes de gauche et mettent leur art littéraire au service de la propagande, les Belges restent de côté. Ils isolent catégoriquement les deux plans de leur activité : politique – engagé, et artistique – libéral. Par exemple, Nougé était un des cofondateurs de la section belge de la Troisième Internationale, mais il ne recevait aucun ordre dans son activité littéraire, et manifestait son indépendance, surtout dans ses nombreux essais et réflexions politiques, publiés beaucoup plus tard dans les recueils Histoire de ne pas rire (1956) et Expérience continue (1966). C’est à peine les années 1930 qui apporteront des changements dans ce domaine. La menace continuelle du nazisme, ressentie en Belgique surtout après la remilitarisation de la Rhénanie par l’Allemagne, ainsi que la guerre civile en Espagne déterminent le mouvement surréaliste à s’approcher de la gauche politique.
Créé en 1934, le groupe Rupture avait déjà publié des textes de revendication sociale. Se placent en tête les poésies ferventes de Chavée du recueil Pour cause déterminée (1935) et Le Cendrier de chair (1936). Un moment décisif dans le développement du surréalisme est le procès d’Aragon en 1932, déféré par les autorités françaises au tribunal parce que dans son poème Le Front rouge, écrit après son retour de l’U.R.S.S., il instiguait les soldats des armées coloniales à la désobéissance et à l’anarchie. Les surréalistes belges répondent par une protestation – qui avait recueilli plus de trois cents signatures –, en mars 1932, en accusant, à leur tour, les autorités bourgeoises d’action contraire aux principes du libéralisme.
Le développement des revues dadaïstes et surréalistes en Belgique atteste, dans les années 1920, le déplacement du centre de gravité des questions politiques à celles artistiques, et, dans les années 1930, l’inverse : les problèmes de l’art cèdent le pas peu à peu à la thématique politique. Les revues Documents (à partir de 1933), Le Bulletin International du Surréalisme (à partir de 1935) et Mauvais Temps (à partir de 1935) sont les preuves de cette deuxième phase de développement.
Le groupe Rupture organise en collaboration avec Mesens la grande exposition surréaliste internationale à La Louvière (1935), avec les œuvres de Picasso, de Magritte et d’Ernst. Après le retour de Chavée d’Espagne, où il avait combattu dans la brigade Dąbrowski[7], celui-ci fonde un autre groupe intitulé le Groupe Surréaliste du Hainaut, dont les membres sont des auteurs d’aphorismes sarcastiques. La seconde guerre mondiale interrompt leur création, Chavée luttant dans le mouvement de la Résistance, Havrenne passant la guerre dans un camp, et Dumont étant mort dans le camp de concentration de Belsen.
Le mouvement surréaliste contribue à la revigoration intellectuelle, dans une mesure plus grande en Belgique qu’en France, où il y avait la forte tradition de la polémique acharnée, de la critique destructive, de l’art contestataire, et vers laquelle s’est toujours dirigée la bohème artistique effervescente de toute l’Europe. Il paraît que les surréalistes belges sont conscients de cette différence et que la distance qu’ils gardaient souvent par rapport au milieu parisien résulte aussi de cette conscience. Ils se rendent compte qu’ils peuvent influencer plus fort la société par les plaquettes de poésies que par les affiches, placards, manifestations verbales et musicales ou annonces frappantes dans la presse. Leurs textes ont été longtemps inaccessibles. Disséminés dans les revues, les feuilles volantes, les catalogues, gardés en manuscrits par les collectionneurs ou les bibliophiles[8], édités incomplètement et en petits tirages, ils ne paraissent qu’aux années 1970, en anthologies ou recueils de documents, comme l’album L’Activité surréaliste en Belgique (1924-1950) (1979), édité par Marcel Mariën (1920-2005), membre marquant et plein de verve de la deuxième génération de surréalistes, ou plus récemment[9].
Le trait principal de leur création littéraire est leur caractère concis et lapidaire. Dominent les formes courtes, surtout l’aphorisme et le calambour, les impressions lyriques, écrites en vers ou en prose. Les surréalistes préfèrent parodier les écrivains connus, Baudelaire ou Lautréamont, par exemple. Ils taquinent leurs lecteurs par l’interruption du déroulement du récit, la perturbation de la logique narrative et des liaisons causales, la réduction à l’absurde, les conclusions inattendues et les pointes déroutantes, ce qui dépasse de loin la manière moderniste des écrivains qui leur étaient contemporains mais qui ne faisaient pas partie du cercle surréaliste. Les textes lyriques et narratifs dégagent de la raillerie et de l’ironie. Les Belges considèrent que la spontanéité de l’« écriture automatique » est illusoire et mettent l’accent sur l’invention. Contrairement à Breton ou à Soupault, ils croient que les descriptions oniriques ne se découvrent pas, mais se créent. Cette conception les place assez loin de la recherche freudienne de l’énigme du subconscient. Ce n’est que dans l’étude des causes des obsessions et des dénaturations que les surréalistes belges restent fidèles à la psychanalyse. Les accents érotiques, surtout la jonction du motif de l’amour et de la mort, sont très puissants. Le lien Éros-Thanatos est compris comme la plus haute expression de l’amour, non seulement par les surréalistes, mais aussi par de nombreux représentants de l’avant-garde, comme Franz Hellens ou Jean de Bosschère. Mais, à la différence de ceux-ci, réunis au Disque Vert, les surréalistes refusent l’esthétisme. Ils combattent également les religions officielles, non seulement au nom du refus du fidéisme, mais parce qu’ils y voient des éléments qui limitent la liberté de l’homme. D’où les fréquents accents blasphématoires dans leurs créations. La lutte pour la priorité de l’art émancipé sur l’activité institutionnalisée de l’homme mène à la non-intégration d’une partie des surréalistes de Bruxelles dans le mouvement de la Résistance, et, après la libération, à la désapprobation d’Aragon et de ceux qui s’étaient engagés dans la reconstruction de l’Europe détruite. Dans l’opinion des média belges, même de ceux très libéraux et tolérants, cette attitude antisociale extrémiste des surréalistes des années 1940-1950 est condamnable. Les coryphées du mouvement avaient vieilli, et leur absentéisme politique du temps de l’Occupation les avait compromis aux yeux des contemporains. Ce qui avait été captivant chez les démolisseurs de vingt ans d’après la première guerre mondiale était devenu une manière bizarre chez les écrivains qui avaient dépassé la cinquantaine et qui avaient supporté, dans un certain confort, la seconde guerre mondiale.
Épuisé dans les années 1960, sans proposer rien de nouveau, le surréalisme perd de son agressivité, mais ne disparaît pas pour autant sans laisser de traces. Sa dégradation ou, plutôt, sa transformation dans le sens de l’humour noir et grotesque est un processus lent, avec certains moments brillants. En opposition avec le groupe de Breton, dispersé assez vite, les surréalistes belges, malgré leurs fréquentes disputes, résistent ensemble, publient en collaboration dans diverses revues périodiques, et, autour des fondateurs longévifs du mouvement, apparaissent de nouveaux jeunes talents. Chavée, par exemple, constitue une autorité, jusqu’à sa disparition en 1969.
La Belgique et surtout Bruxelles ne cessent d’être l’endroit de diverses initiatives éditoriales artistiques et intellectuelles provocatrices. Les revues La Carte d’Après Nature (1952-1956), Les Lèvres Nues (1954-1960 et 1969-1975) et d’autres éphémérides réunissent des créateurs inquiets, et la présence, parmi eux, de Nougé (jusqu’à sa mort, en 1967), de Lecomte (jusqu’à sa mort, en 1966), de Scutenaire (jusqu’à sa mort, en 1987), de Mesens (jusqu’à sa mort, en 1971) et d’autres vétérans garantit la continuité du mouvement. Ces revues publient des textes inconnus des surréalistes belges – les Français sont mal vus, et Breton tout simplement ignoré – et jouent de mauvais tours aux lecteurs. Par exemple, le numéro 8 des Lèvres Nues annonce dans sa table des matières des textes de grandes personnalités : le maréchal Juin, Aragon, François Mauriac, Le Corbusier, Gilbert Bécaud, mais publie en échange une carte de la France refaite subversivement et les « œuvres » des lettristes, c’est-à-dire des partisans extrémistes de la révolution dans le langage, qui composaient des « mots » abscons à partir d’une série de lettres arrangées à volonté et, dans le meilleur des cas, fabriquaient des calligrammes et des collages. L’animateur de la revue Les Lèvres nues et de la série éditée sous le même titre est Marcel Mariën, auteur, entre autres, des textes Le Marquis de Sade raconté aux enfants (1955), Le Sage furieux (1973) et des recueils ironiques et spirituels Figures de poupe (1979) et Les Fantômes du château de cartes (1981). Sous le patronage du groupe Les Lèvres nues paraissent deux livres de Nougé, Histoires de ne pas rire (1956) et L’Expérience continue (1966), contenant des pastiches dispersés dans les revues, les manifestes et les feuilles volantes de la période du surréalisme militant.
L’élément durable de la deuxième phase, de l’après-guerre, du surréalisme, c’est l’hostilité vis-à-vis de toute autorité. Les épigones du surréalisme se caractérisent par leur anti-religiosité, poussée parfois jusqu’à la blasphémie (Scutenaire), leur anti-militarisme, à la mode dans les cercles intellectuels pendant la période du colonialisme agonisant et des guerres d’Indochine et d’Algérie, leur opposition à la littérature reconnue et consacrée par des prix, un certain gauchisme politique, tempéré par la tendance compromettante de la gauche au totalitarisme. Nouveaux sont, en échange, le développement des traits ludiques et, surtout, la vague montante des actions ayant comme but la délivrance de la langue des slogans, stéréotypes, règles, habitudes et contraintes.
Le surréalisme se prolonge sous diverses formes, par exemple dans le groupe Cobra (1948-1951), dont nous ne nous occuperons pas ici, mais qui mériterait une étude à part.
Si les opinions sont positives sur le surréalisme belge en peinture (surtout sur René Magritte), elles sont plutôt mitigées sur le surréalisme belge en littérature. Voici, pour conclure, la diatribe d’Albert Ayguesparse de 1932 :
« Le surréalisme, c’est une coterie, un manifeste, un scandale. Comme une église ou une société secrète, le surréalisme a son idiome, ses prêtres et ses exégètes. Sa substance idéologique est subtile. Elle est dissimulée dans une suite de brochures et d’essais confidentiels qui marquent les étapes, les métamorphoses, les schismes de ce mouvement. Écrits agressifs, petits factums, lettres ouvertes, toute la grandeur et toute la faiblesse de la littérature. Pour ces côtés, les surréalistes sont bien les héritiers authentiques de la littérature bourgeoise. […] Toute la tragédie des surréalistes, c’est la tragédie d’une poignée de littérateurs petits-bourgeois qui s’efforce de s’intégrer au mouvement révolutionnaire, sans renier l’héritage de la culture bourgeoise finissante. Leur surréalisme, c’est leur raison d’être. Leur seule richesse. C’est autour de lui que se font et se défont leurs amitiés. […] Mais cette antinomie fondamentale entre la chose politique et la chose littéraire, ils ne l’ont pas surmontée jusqu’ici. Ils entendent rester surréalistes et devenir communistes et rendre par là leur activité militante justiciable du surréalisme, introduire ce résidu de la culture bourgeoise dans le plan social pour qu’il y prospère et infecte idées et individus. C’est cette inconséquence qui explique l’absurdité de leur protestation à propos de l’inculpation du poème d’Aragon. Où qu’ils soient, et en toutes choses, ils ramènent les faits et gens au plan littéraire. Avec eux nous sommes toujours en pleine littérature et nous ne sommes que là. En 1932 comme en 1919. Cette antinomie, ils ne la surmonteront qu’en se détruisant, s’ils se détruisent jamais[10]. »
 
Bibliographie
Albert Ayguesparse, « Misère du surréalisme », [in] Prospections, no 1, mai 1932.
Christian Bussy, Anthologie du surréalisme en Belgique, Paris, Gallimard, 1972.
Jean-Paul Clébert, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996.
Marcel Mariën, L’Activité surréaliste en Belgique (1924-1950), Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1979.
Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1967.
Œsophage, no 1 (unique), mars 1925.
Pierre Vilar, « Hommage aux incompatibles », [in] Europe, Les surréalistes belges, 83e année, no 912, avril 2005.
 
Articolul a fost publicat [in] Acta Iassyensia Comparationis, no 24, Réalité – Irréalité, 2/ 2019, pp. 2-9 http://literaturacomparata.ro/aic/?page_id=1067&lang=fr
 

 

[1] Histoire du surréalisme, Paris, Seuil, 1967, p. 16.
[2] Le substantif « surréalisme » apparaît pour la première fois en mars 1917 dans une lettre de Guillaume Apollinaire à Paul Dermée : « Tout bien examiné, je crois en effet qu’il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j’avais d’abord employé. Le mot “surréalisme” n’existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà employé par MM. les Philosophes. » (Jean-Paul Clébert, Dictionnaire du surréalisme, Paris, Seuil, 1996, p. 17.)
[3] Œsophage, no 1 (unique), mars 1925.
[4] Cette phrase, conçue à l’occasion d’une exposition surréaliste, organisée à Bruxelles en 1945, avait été écrite par André Souris sur un tableau, d’abord voilé, qu’il a découvert au cours de sa conférence, [in] Christian Bussy, Anthologie du surréalisme en Belgique, Paris, Gallimard, 1972, p. 432.
[5] Marcel Mariën, L’Activité surréaliste en Belgique (1924-1950), Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1979, pp. 59-87.
[6] Pierre Vilar, « Hommage aux incompatibles », [in] Europe, Les surréalistes belges, 83e année, no 912, avril 2005, p. 3.
[7] La Brigade Dąbrowski (Dąbrowszczacy en polonais) est une unité de volontaires ayant pris part à la guerre civile espagnole au sein des Brigades internationales (1936-1939). Son nom vient de l’officier polonais Jaroslaw Dabrowski (1836-1871) qui participa entre autres à la Commune de Paris.
[8] Chavée et Scutenaire, par exemple, avaient l’habitude d’inscrire leurs aphorismes sur des supports de bière et se désintéressaient de leurs publications.
[9] Aux éditions Didier Devillez, Collection Fac-similé : Correspondance (1993), Œsophage (1993), Marie (1993), Mauvais Temps (1993), Distances (1994), Variétés. Le surréalisme en 1929 (1994), Le Sens propre (1995), L’Invention collective (1995), Le Surréalisme révolutionnaire (1999), etc.
[10] Albert Ayguesparse, « Misère du surréalisme », [in] Prospections, no 1, mai 1932, pp. 5-7. Albert Ayguesparse (1900-1996) est un écrivain belge, fondateur de la revue Marginales (1945), détenteur de nombreux prix et récompenses, et membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (1962).


 
sursa: Petruţa Spânu, 22 martie 2020