Le trait
principal de leur création littéraire est leur caractère
concis et lapidaire. Dominent les formes courtes,
surtout l’aphorisme et le calambour, les impressions
lyriques, écrites en vers ou en prose. Les surréalistes
préfèrent parodier les écrivains connus, Baudelaire ou
Lautréamont, par exemple. Ils taquinent leurs lecteurs
par l’interruption du déroulement du récit, la
perturbation de la logique narrative et des liaisons
causales, la réduction à l’absurde, les conclusions
inattendues et les pointes déroutantes, ce qui dépasse
de loin la manière moderniste des écrivains qui leur
étaient contemporains mais qui ne faisaient pas partie
du cercle surréaliste. Les textes lyriques et narratifs
dégagent de la raillerie et de l’ironie. Les Belges
considèrent que la spontanéité de l’« écriture
automatique » est illusoire et mettent l’accent sur
l’invention. Contrairement à Breton ou à Soupault, ils
croient que les descriptions oniriques ne se découvrent
pas, mais se créent. Cette conception les place assez
loin de la recherche freudienne de l’énigme du
subconscient. Ce n’est que dans l’étude des causes des
obsessions et des dénaturations que les surréalistes
belges restent fidèles à la psychanalyse. Les accents
érotiques, surtout la jonction du motif de l’amour et de
la mort, sont très puissants. Le lien Éros-Thanatos est
compris comme la plus haute expression de l’amour, non
seulement par les surréalistes, mais aussi par de
nombreux représentants de l’avant-garde, comme Franz
Hellens ou Jean de Bosschère. Mais, à la différence de
ceux-ci, réunis au Disque Vert, les surréalistes
refusent l’esthétisme. Ils combattent également les
religions officielles, non seulement au nom du refus du
fidéisme, mais parce qu’ils y voient des éléments qui
limitent la liberté de l’homme. D’où les fréquents
accents blasphématoires dans leurs créations. La lutte
pour la priorité de l’art émancipé sur l’activité
institutionnalisée de l’homme mène à la non-intégration
d’une partie des surréalistes de Bruxelles dans le
mouvement de la Résistance, et, après la libération, à
la désapprobation d’Aragon et de ceux qui s’étaient
engagés dans la reconstruction de l’Europe détruite.
Dans l’opinion des média belges, même de ceux très
libéraux et tolérants, cette attitude antisociale
extrémiste des surréalistes des années 1940-1950 est
condamnable. Les coryphées du mouvement avaient vieilli,
et leur absentéisme politique du temps de l’Occupation
les avait compromis aux yeux des contemporains. Ce qui
avait été captivant chez les démolisseurs de vingt ans
d’après la première guerre mondiale était devenu une
manière bizarre chez les écrivains qui avaient dépassé
la cinquantaine et qui avaient supporté, dans un certain
confort, la seconde guerre mondiale.
Épuisé dans
les années 1960, sans proposer rien de nouveau, le
surréalisme perd de son agressivité, mais ne disparaît
pas pour autant sans laisser de traces. Sa dégradation
ou, plutôt, sa transformation dans le sens de l’humour
noir et grotesque est un processus lent, avec certains
moments brillants. En opposition avec le groupe de
Breton, dispersé assez vite, les surréalistes belges,
malgré leurs fréquentes disputes, résistent ensemble,
publient en collaboration dans diverses revues
périodiques, et, autour des fondateurs longévifs du
mouvement, apparaissent de nouveaux jeunes talents.
Chavée, par exemple, constitue une autorité, jusqu’à sa
disparition en 1969.
La Belgique et
surtout Bruxelles ne cessent d’être l’endroit de
diverses initiatives éditoriales artistiques et
intellectuelles provocatrices. Les revues La Carte
d’Après Nature (1952-1956), Les Lèvres Nues
(1954-1960 et 1969-1975) et d’autres éphémérides
réunissent des créateurs inquiets, et la présence, parmi
eux, de Nougé (jusqu’à sa mort, en 1967), de Lecomte
(jusqu’à sa mort, en 1966), de Scutenaire (jusqu’à sa
mort, en 1987), de Mesens (jusqu’à sa mort, en 1971) et
d’autres vétérans garantit la continuité du mouvement.
Ces revues publient des textes inconnus des surréalistes
belges – les Français sont mal vus, et Breton tout
simplement ignoré – et jouent de mauvais tours aux
lecteurs. Par exemple, le numéro 8 des Lèvres Nues
annonce dans sa table des matières des textes de grandes
personnalités : le maréchal Juin, Aragon, François
Mauriac, Le Corbusier, Gilbert Bécaud, mais publie en
échange une carte de la France refaite subversivement et
les « œuvres » des lettristes, c’est-à-dire des
partisans extrémistes de la révolution dans le langage,
qui composaient des « mots » abscons à partir d’une
série de lettres arrangées à volonté et, dans le
meilleur des cas, fabriquaient des calligrammes et des
collages. L’animateur de la revue Les Lèvres nues
et de la série éditée sous le même titre est Marcel
Mariën, auteur, entre autres, des textes Le Marquis
de Sade raconté aux enfants (1955), Le Sage
furieux (1973) et des recueils ironiques et
spirituels Figures de poupe (1979) et Les
Fantômes du château de cartes (1981). Sous le
patronage du groupe Les Lèvres nues paraissent
deux livres de Nougé, Histoires de ne pas rire
(1956) et L’Expérience continue (1966), contenant
des pastiches dispersés dans les revues, les manifestes
et les feuilles volantes de la période du surréalisme
militant.
L’élément
durable de la deuxième phase, de l’après-guerre, du
surréalisme, c’est l’hostilité vis-à-vis de toute
autorité. Les épigones du surréalisme se caractérisent
par leur anti-religiosité, poussée parfois jusqu’à la
blasphémie (Scutenaire), leur anti-militarisme, à la
mode dans les cercles intellectuels pendant la période
du colonialisme agonisant et des guerres d’Indochine et
d’Algérie, leur opposition à la littérature reconnue et
consacrée par des prix, un certain gauchisme politique,
tempéré par la tendance compromettante de la gauche au
totalitarisme. Nouveaux sont, en échange, le
développement des traits ludiques et, surtout, la vague
montante des actions ayant comme but la délivrance de la
langue des slogans, stéréotypes, règles, habitudes et
contraintes.
Le surréalisme se
prolonge sous diverses formes, par exemple dans le groupe
Cobra (1948-1951), dont nous ne nous occuperons pas ici,
mais qui mériterait une étude
à
part.
Si les opinions
sont positives sur le surréalisme belge en peinture (surtout
sur René Magritte), elles sont plutôt mitigées sur le
surréalisme belge en littérature. Voici, pour conclure, la
diatribe d’Albert Ayguesparse de 1932 :
« Le
surréalisme, c’est une coterie, un manifeste, un scandale.
Comme une église ou une société secrète, le surréalisme a
son idiome, ses prêtres et ses exégètes. Sa substance
idéologique est subtile. Elle est dissimulée dans une suite
de brochures et d’essais confidentiels qui marquent les
étapes, les métamorphoses, les schismes de ce mouvement.
Écrits agressifs, petits factums, lettres ouvertes, toute la
grandeur et toute la faiblesse de la littérature. Pour ces
côtés, les surréalistes sont bien les héritiers authentiques
de la littérature bourgeoise. […] Toute la tragédie des
surréalistes, c’est la tragédie d’une poignée de
littérateurs petits-bourgeois qui s’efforce de s’intégrer au
mouvement révolutionnaire, sans renier l’héritage de la
culture bourgeoise finissante. Leur surréalisme, c’est leur
raison d’être. Leur seule richesse. C’est autour de lui que
se font et se défont leurs amitiés. […] Mais cette antinomie
fondamentale entre la chose politique et la chose
littéraire, ils ne l’ont pas surmontée jusqu’ici. Ils
entendent rester surréalistes et devenir communistes et
rendre par là leur activité militante justiciable du
surréalisme, introduire ce résidu de la culture bourgeoise
dans le plan social pour qu’il y prospère et infecte idées
et individus. C’est cette inconséquence qui explique
l’absurdité de leur protestation à propos de l’inculpation
du poème d’Aragon. Où qu’ils soient, et en toutes choses,
ils ramènent les faits et gens au plan littéraire. Avec eux
nous sommes toujours en pleine littérature et nous ne sommes
que là. En 1932 comme en 1919. Cette antinomie, ils ne la
surmonteront qu’en se détruisant, s’ils se détruisent jamais