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LES MULTIVERS DE L’UNIVERS INTÉRIEUR DE CARAGEA
 
Ionut Caragea - Mon amour abyssal (Poèmes),
Éditions Stellamaris, Brest, 86 p., 2018
préface - Jean-Paul Gavard-Perret
http://editionsstellamaris.blogspot.com/2018/07/mon-amour-abyssal.html
 
Ionut CARAGEA, chef de file de sa génération 2000, est un plongeur qui pèche ses perles d’âme ou celles des autres… Il n’est pas rare qu’il plonge en eaux troubles, pour démêler le vrai du faux, du moins en ce qui le concerne. C'est du travail sans filet et sans chiqué, comme qui dirait… Mais il en l’habitude, puisqu’il est un rugbyman, qui exécute des plongeons, qui plonge et doit mettre en corner, vu la charge de l'extrême droit, par exemple…
Plongeant la tête la première dans les tréfonds de ses âme et conscience, le Poète nous fait croire qu’il travaille sans filet; à l’en croire, il travaille plutôt sans filer devant les mystères et les sensations fortes de l’amour, car il n’abandonne jamais lâchement sa tâche, qui fait tache…
D’une manière plus osée, l’on pourrait dire que c’est une sorte de mise en abîme, et il a mis abysse comme pour nous induire en erreur, pour détourner notre attention de ses vraies intentions. Dans ce recueil, l'abîme (l’abysse) rompt ses digues, et déborde le déluge des grandes eaux de l’amour en tant que quintessence de l’humain Caragea. Plusieurs fils conducteurs sillonnent ce parcours initiatique:
L’idée de mystère insondable, d'inconnaissable: J'erre à travers l'abîme de la métempsychose / sans savoir qui suis-je (L'abîme de la métempsychose).
Notion d'infini, parfois associée à l'idée de néant: abîme sert à suggérer le mystère de l'homme: fais-moi remplir l'absence / à ce que je suis (L'abîme de la métempsychose).
L'inconnu de la vie psychique individuelle, orientée vers un ailleurs, ou telle que le révèlent le rêve ou l'inconscient que cherche à percer la psychanalyse: je refuse de dormir / je reste enchaîné / au rocher de la nuit / jailli de la larme de l'obscurité / et je nourris mon poème / de mon propre foie / pour révéler aux humains / que l'espoir n'est pas encore mort. Fait-il allusion à ce que le Poète joue ou devrait jouer le rôle de Prométhée en rendant aux humains le feu de l’amour?
Un sentiment de vide, de néant intérieur, une idée de danger grave, de grande peur: une mer mystérieuse / qui m’entraîne vers ses profondeurs.
Idée de grand espace de temps ou de durée indéfinie: Le navire des souvenirs: les courants de ton univers intérieur / tu arriveras loin, sur la rive d'un monde.
Enfer (en tant que lieu souterrain, séjour des morts et/ou des damnés), idée d'une opposition difficile ou impossible à réduire: un éclat d'étoile filante / au fond de la mer / ensanglantée / un éclat d'étoile / transformé / en une baleine meurtrière.
Vu l’amplitude de la démarche poétique de Caragea et l’approche hardie de questions plus que délicates et sensibles, la traductrice a eu à affronter un déferlement de (non-)métaphores subtilement implicites, un rythme endiablé des ondoiements du discours poétique spécifique de ce Poète singulier, qui pose en receleur d’un tas de multivers dans son propre univers sentimental. Elle a finalement réussi à rendre le tumulte et le bouillonnement du phrasé carageaen, ce qui est déjà un coup de maître pour une débutante. Qu’elle en soit remerciée! Quant à ce Poète hors du commun, puisse-t-il continuer à nous ramener à la vraie vie!
 
Constantin FROSIN, Professeur des Universités
Membre de l’Académie Européenne
Lauréat du Parlement Européen
Officier des Arts et Lettres, et des Palmes Académiques
 
  
Le navire des souvenirs
 
Ferme les yeux
regarde aussi loin que tu peux
et ne pense pas au retour
 
laisse les autres s'en aller
d'eux-mêmes
comme d'une chambre mortuaire
remplie d'amours d'occasion
laisse-les être des mots à tromper
la solitude et l'obscurité
laisse-les édifier un monument dédié à Éros
sur les ruines de la chair jusqu'à la putréfaction de l'au-delà
ils ne savent pas ce qu’est l'amour
alors ferme les yeux, renonce aux verbes
embarque-toi sur le navire des souvenirs comme Noé sur son arche
et laisse-toi emporter par les courants de ton univers intérieur
tu arriveras loin, sur la rive d'un monde
dans lequel tous tes amours
ressusciteront et vivront à tout jamais
 
L'abîme de la métempsychose
 
La toute première larme
de la solitude
lave le corps inanimé
de l'amour
transformé
en ombre
 
les mots sont
comme des doigts tendres
avec lesquels je caresse
les tempes des souvenirs
 
la solitude
et son infinie
sensation de froid
et l’éternelle question
sans réponse
 
pourquoi ?
pourquoi ?
 
J'erre
à travers l'abîme de la métempsychose
sans savoir qui suis-je
sans savoir
où dois-je
amarrer mon âme
 
je me dispute avec Dieu
partageant l'instant
comme un quignon de pain
et je suis toujours affamé
de son impériale révélation
 
reviens et bénis-moi
de la présence
du miracle de la poésie
verse la perfection
et sème l'arc-en-ciel
dans mon cœur
 
couronne mon malheur
des lauriers d'un baiser
fantomatique
 
fais-moi remplir l'absence
à ce que je suis
 
Je refuse de dormir
 
Je refuse de dormir
je refuse de me rendre
au rêve
je me retourne face au monde
et avec les cendres de souvenirs
je crée un poème
un oiseau roucoulant
sous les fenêtres des cœurs
aux volets fermés
 
je refuse de dormir
je flotte sur ma propre respiration
jusqu'aux lèvres d'un
amour resté sans voix
et j'érige un nid de sortilèges murmurés
pour des âmes amères
 
je refuse de dormir
je reste enchaîné
au rocher de la nuit
jailli de la larme de l'obscurité
et je nourris mon poème
de mon propre foie
pour révéler aux humains
que l'espoir n'est pas encore mort
 
je refuse de dormir
et mes blessures profondes
saignent des fleuves
de l'infini
 
je refuse de dormir
je reste la bouche entrouverte
et mon âme se déverse en cascades
je sème sur les champs de la Voie Lactée
des fleurs et des épis de lumière
 
je refuse de dormir
je promène ma main
dans les cheveux dénoués
d'une comète
emmène-moi avec toi, aime-moi
rends-moi heureux
emmène-moi au bord de l'univers
que je connaisse mon créateur
car lui aussi
refuse de dormir
 
il offre son âme
sans relâche
 


 

Sursa: Constantin Frosin, 2018