« Revista ASLRQ
 

Petruța Spânu

Université « Alexandru Ioan Cuza » de Iaşi

Université « Marie Curie Skłodowska » de Lublin

 

Le personnage de l’ami(e) dans quelques romans français du XVIIIe siècle

 

Dans l’Antiquité grecque puis romaine[1], l’amitié – la philia grecque puis l’amicitia latine – apparaît comme une notion polysémique qui signifie un sentiment et un lien interpersonnel. Avec Aristote, le premier à avoir véritablement théorisé l’amitié[2], celle-ci prend une dimension éthique. Elle contient une large gamme de relations qui peuvent aller de la camaraderie au lien filial ou familial, à l’entente entre citoyens d’une même cité ou même à la philanthropie. Cicéron, par la bouche de Laelius, présente l’amitié comme une qualité inhérente à la nature humaine, associée à la vertu. Il justifie par des arguments théoriques et philosophiques la pratique romaine de l’amitié et en fait un programme politique[3].

« Banale et nécessaire, plurielle et inscrite dans le tissu courant des relations sociales, […] exceptionnelle et singulière »[4], elle peut revêtir des formes variées. Elle peut engager des familles ou seulement des individus qui se sont préférés librement, et qui exaltent le lien ainsi créé, comme le font quelques couples célèbres d’amis dans leurs correspondances ou leurs écrits[5].

Donner une définition globale de l’amitié est impossible. À chaque période, au sein de chaque civilisation, la notion n’a pas eu la même signification : derrière la permanence d’une dénomination, les frontières se sont souvent déplacées aussi bien au niveau des pratiques amicales que des regards portés sur l’amitié. Par ailleurs, pour chaque individu, tout au long de sa vie, il peut exister divers types d’amis et de relations possibles entre eux : confiance fondée sur le partage de confidences ou d’activités ; lien affectif intellectuel, politique, spirituel, social, générationnel ; échange de services ou entraide matérielle et morale ; rapport désintéressé depuis l’enfance ou plus tardivement au cours du cycle de vie, choisi volontairement au contraire de la parenté, du voisinage ou d’autres liens établis dans le cadre professionnel.

Le vocabulaire utilisé pour parler d’amis peut aussi varier. Si, pour certains, l’ami est synonyme de camarade ou de compagnon, voire même de parent, comme c’est le cas dans la France médiévale, pour d’autres chacun de ces termes renvoie à un lien de nature différente clairement démarqué.

L’article « Amitié » de l’Encyclopédie, dirigée par Diderot et d’Alembert au XVIIIe siècle, opère quelques distinctions entre amis. Son auteur ne propose pas de définition de l’amitié mais des « devoirs de l’amitié » qui varient « à proportion de son degré et de son caractère : ce qui fait autant de degrés & de caracteres différens de devoirs ». Il discerne avec soin « l’ami avec qui on n’aura eû d’autres engagement que de simples amusemens de Littérature », de celui « que l’on aura cultivé pour la douceur & l’agrément de son entretien » ou encore de « l’ami homme de bon conseil » qui ne peut prétendre à la confidence « qui ne se fait qu’à des amis de famille & de parenté »[6].

Toutes ces nuances apparaissent, d’une manière ou d’une autre, dans les romans du XVIIIe siècle.

*

Au début du siècle, l’accent est mis sur l’amitié virile et intellectuelle, transposée, par exemple, dans Les Lettres persanes (1721) de Montesquieu. Le couple d’amis persans, Usbek (son nom vient probablement d’Usbékistan) et Rica (son nom provient du verbe « ricaner »), forment un « individu bifrons »[7] derrière lequel se cache leur auteur.

Un seigneur persan d’une trentaine d’années, Usbek, et son ami plus jeune, Rica, quittent leur pays en 1711, voyagent vers l’Europe et s’installent de 1712 à 1719 à Paris, pour découvrir et comprendre l’Occident. Ils communiquent leurs impressions dans leurs lettres qu’ils envoient aux amis de Perse et d’Europe, et reçoivent des messages de leurs correspondants, en tout cent soixante et une lettres. Ils confrontent les nouvelles habitudes, les décors, la vie quotidienne, les types sociaux à leur propre monde.

Leur lien est ancré dans le passé. On ne sait pas grand-chose sur les circonstances du début de leur amitié, sauf qu’ils se tutoient, que Rica appelle Usbek par son nom, souvent accompagné de l’épithète « cher » et qu’ils prennent plaisir à la présence de l’autre : « J’irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement avec toi ! »[8]

Pour la plupart du temps, ils restent ensemble et ne se séparent que rarement, ce qui explique le petit nombre de lettres qu’ils s’envoient (quinze de Rica à Usbek, une seule d’Usbek à Rica). Dans la lettre LXIII, Rica dit à Usbek :

Je crois que tu veux passer ta vie à la campagne : je ne te perdais au commencement que pour deux ou trois jours, et en voilà quinze que je ne t’ai vu. Il est vrai que tu es dans une maison charmante, que tu y trouves une société qui te convient, que tu y raisonnes tout à ton aise : il n’en faut pas davantage pour te faire oublier tout l’univers.

Pour moi, je mène à peu près la même vie que tu m’as vu mener : je me répands dans le monde, et je cherche à le connaître (LP, p. 87).

Comme son ami Rica, Usbek a l’habitude de noter ses observations quotidiennes, mais il aime plutôt les sujets graves : la politique, la religion, la morale, l’éducation, la vie littéraire et scientifique.

Rica, d’origine plus modeste, est un jeune homme sans famille (sauf sa mère) ni liaisons sentimentales, qui visite les pays étrangers pour compléter son éducation. Il est dynamique, ce que confirmera d’ailleurs Usbek, dans la lettre XXVII : « Rica jouit d’une santé parfaite : la force de sa constitution, sa jeunesse et sa gaieté naturelle le mettent au dessus de toutes les épreuves » (LP, p. 48). Il met en évidence, par contraste, le sérieux d’Usbek, en adoptant une attitude plus superficielle devant le spectacle du monde. Malicieux, badin, spirituel, moqueur, il ébauche des scènes amusantes de la vie parisienne et de la civilisation française. Il a un sens aigu de l’observation qui le porte à rire et à faire rire, une curiosité pour les mœurs et la « vivacité d’un esprit qui saisit tout avec promptitude » (LP, XXV, p. 43), comme le note Usbek.

Ils s’accordent dans les idées. Devant les incertitudes de la politique française, par exemple, Rica rêve de la stabilité assurée par un gouvernement paternaliste qui supprimerait les différences de classe et ferait du souverain un « père de famille ». Usbek fait lui aussi l’apologie de l’autorité paternelle, « la plus sacrée de toutes les magistratures » (LP, CXXIX, p. 173). Les désordres du système français réveillent chez les deux Persans la nostalgie patriarcale qu’exprime aussi le célèbre apologue des Troglodytes (lettres XI-XIV).

L’Europe enchante Usbek, mais aussi le fatigue par l’agitation continuelle des rues et de la vie politique et mondaine. Épuisé par ce rythme, nouveau pour lui, il est lent et veule, se réfugie dans ses souvenirs persans, dans la nostalgie de la tranquillité, du repos et de l’immobilité orientale, qu’il découvre comme une oasis inestimable.

À la différence d’Usbek, qui s’éloigne tant de l’Orient que de l’Occident, Rica s’adapte, s’occidentalise peu à peu, est assimilé par le pays d’adoption temporaire. Il évolue plus vite qu’Usbek vers le doute et le relativisme. Il ne cesse d’être un observateur lucide et ironique du spectacle social qu’il continue à commenter et à interpréter, mais s’en étonne toujours moins. À mesure que la distance entre lui et son objet d’étude s’amoindrit, le ridicule perd de son intensité : « la révolution sociologique »[9] s’éteint pour lui. Usbek s’en plaint à un ami commun :

J’ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère ; mais il s’oppose à toutes mes résolutions : il m’attache ici par mille prétextes ; il semble qu’il ait oublié sa patrie, ou plutôt il semble qu’il m’ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs. […] (LP, CLV, p. 213)

*

Tout au long de l’histoire d’amour entre des Grieux et Manon (Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, 1731, de l’Abbé Prévost), Tiberge, l’ami ecclésiastique de des Grieux, essaie désespérément de faire celui-ci renoncer à la « perfide » Manon pour retourner à la vie religieuse.

Des Grieux, jeune homme de dix-sept ans, est le fils cadet d’une famille d’ancienne noblesse. Il s’est montré un élève exemplaire au collège d’Amiens et son père souhaite qu’il devienne chevalier de l’ordre de Malte. Tiberge, son meilleur ami, est âgé de vingt ans. Il le désigne par son nom ou son titre et le vouvoie, ce qui marque à la fois la familiarité et une certaine distance. Il le considère comme un modèle de bonté et d’intelligence : « Je connais l’excellence de votre cœur et de votre esprit ; il n’y a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. »[10]

Bien que trompé plusieurs fois par l’« ingrat » des Grieux, il reste d’une fidélité désintéressée, animé par la volonté de sauver son âme, de le voir revenir sur le chemin de la vertu et de la religion. Par la maturité, la patience et la vigilance, il s’identifie à la figure du père harangueur[11], donc aux adultes raisonnables, mais hostiles : « Tiberge n’avait pas manqué, pendant ce temps-là, de me rendre de fréquentes visites. Sa morale ne finissait point. Il recommençait sans cesse à me représenter le tort que je faisais à ma conscience. » (ML, p. 95) Il exprime à peu près dans les mêmes termes à des Grieux ce que celui-ci dit à Manon : « Adieu, ingrat et faible ami. Puissent vos criminels plaisirs s’évanouir comme une ombre ! » (ML, pp. 96-97) Il est incapable de se détacher de lui, comme des Grieux de se séparer de Manon : « J’ai conçu pour le monde un mépris auquel il n’y a rien d’égal. Devineriez-vous ce qui m’y retient […] et ce qui m’empêche de courir à la solitude ? C’est uniquement la tendre amitié que j’ai pour vous. » (ML, pp. 56-57) Il va le chercher même à la Nouvelle-Orléans en traversant l’océan dans un voyage long et fatigant d’un an et demi.

Cette amitié dévoile le portrait moral de Tiberge. Il est guidé par la sagesse, la loyauté et la compréhension. Il est naïf et de bonne foi, se laissant duper par des Grieux lorsque celui-ci se lamente sur sa situation, en espérant ainsi lui soutirer de l’argent. Tout au long du livre, il symbolise la constance, contrastant ainsi avec les multiples trahisons de Manon.

Son portrait social reste très vague. Contrairement à des Grieux, qui, après l’aventure avec Manon, est relégué par son père à des études qui le feront abbé[12], il est issu d’une famille modeste, donc il est lié au chevalier par une amitié « asymétrique »[13] : « le bien de sa maison étant des plus médiocres, il était obligé de prendre l’état ecclésiastique. » (ML, p. 23) Pourtant, il n’hésitera jamais à se montrer généreux envers lui.

Dans le déroulement de l’intrigue, Tiberge apparaît comme personnage secondaire, bien qu’il soit présent tout au fil du roman. Il est à la fois opposant de des Grieux et son adjuvant[14], et incarne, d’une part, la raison et, d’autre part, un dévouement sans fin. C’est son ange gardien, vu son statut d’homme d’Église, mais aussi un ami compatissant envers des Grieux, qui est animé par les plaisirs de l’amour. Il vole à son secours au moins sept fois. Aussitôt que ce dernier se trouve dans une situation délicate, il cherche du renfort auprès de Tiberge qui l’aide et le soutient, l’apaise psychiquement et financièrement :

[…] ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver le même fond de zèle et d’amitié. Rien n’est plus admirable et ne fait plus d’honneur à la vertu, que la confiance avec laquelle on s’adresse aux personnes dont on connaît parfaitement la probité. On sent qu’il n’y a point de risque à courir. Si elles ne sont pas toujours en état d’offrir du secours, on est sûr qu’on obtiendra du moins de la bonté et de la compassion. (ML, p. 85)

Quelle est la morale finale de ce livre ? Des Grieux aurait-il dû obéir à son père et écouter l’avis de Tiberge ? L’amour est-il plus fort que l’amitié ou, par contre, l’amitié est-elle plus forte que l’amour ?[15] En fait, le roman ne donne pas de leçon claire : des Grieux veut « retourner dans [s]a patrie pour y réparer, par une vie sage et réglée, le scandale de [s]a conduite » (ML, p. 322), mais il ne dit aucun mot de remords ou de regret sur sa relation avec Manon. Le nom de celle-ci n’apparaît pas dans les derniers paragraphes. Son enterrement a lieu en présence d’un rival de des Grieux : « Synnelet avait pris soin de faire transporter le corps de ma chère maîtresse dans un lieu honorable. » (ML, p. 322) De plus, les dernières phrases montrent l’espoir de des Grieux pour l’avenir, ramené en France par son ami indéfectible, réintégré dans la vie noble et entouré de nouveau par la sûreté de sa famille aristocratique : « Le vent étant favorable pour Calais je me suis embarqué aussitôt, dans le dessein de me rendre à quelques lieues de cette ville, chez un gentilhomme de mes parents, où mon frère m’écrit qu’il doit attendre mon arrivée. » (ML, p. 324)

*

Dans le roman Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau, l’amitié est acceptée et même exaltée, mais ne passe pas au premier plan. Le devant de la scène est occupé par l’amour, le couple conjugal et la famille.

La noble Julie d’Étange est au cœur de l’action, ce qui est exprimé dès le titre. Dans la première moitié du roman, elle est aussi le centre d’un réseau de relations sociales qui s’opposent à sa passion pour son précepteur roturier Saint-Preux. Dans la seconde moitié, son rayonnement remplit la petite communauté utopique de Clarens.

L’amie « inséparable »[16] Claire d’Orbe n’est pas une simple confidente. Ses liens de parenté avec sa cousine Julie, sont divers. Elle est toujours engagée dans la relation amoureuse entre Julie et Saint-Preux, par sa présence ou par son absence, par sa complicité ou par son opposition, et le sens de sa vie personnelle est suspendu au destin de deux amants.

« Ange tutélaire » (NH, IV, I, p. 386), elle tient souvent les fils de l’intrigue, mais son caractère, plus effacé, est dicté par son rôle. Le binôme Julie-Claire s’ordonne en deux éléments contrastés au physique et au moral : la blonde et grave Julie, la brune et espiègle Claire. Par rapport à Julie, Claire a un penchant plus vif à l’amitié qu’à l’amour. Sa nature rieuse et sensible est contenue aussi dans son nom qui, comme Clarens, signifie clarté, « transparence »[17]. Leur sincérité, leur confiance mutuelles sont parfaites. La jalousie entre elles est impensable. Chacune des deux admet que l’autre lui est supérieure en quelque domaine. Mais il subsiste toujours un déséquilibre en faveur de Julie. Claire reconnaît et chérit cette infériorité. Les deux amies subissent l’attraction de Saint-Preux, Claire par contagion. Saint-Preux les confond dans son cœur et les appelle indifféremment « charmantes cousines », « beautés incomparables », « pures et célestes âmes », « femmes uniques sur la terre » (NH, III, XXVI, p. 377).

Dans sa dernière lettre, s’adressant à Saint-Preux, dévastée par le décès de Julie, Claire lui annonce sa propre mort imminente : « Son cercueil ne la contient pas tout entière… Il attend le reste de sa proie… il ne l’attendra pas longtemps. » (NH, VI, XIII, p. 733) Le roman s’achève sur la vision d’une femme endeuillée penchée sur la tombe de son amie.

Le rôle de Milord Édouard Bomston auprès de Saint-Preux est parallèle à celui de Claire auprès de Julie. D’abord Saint-Preux est pour lui un rival, ensuite un ami. Il le sauve, subvient à ses besoins matériels, le protège, le secourt et le redresse aux heures de défaillance et de désespoir. Avec Julie, il entretient une amitié ambiguë : il est successivement un amoureux possible, puis un ami qui lui offre son aide.

Le sentiment de confiance qui est au cœur de l’amitié se retrouve également dans le lien familial. Julie épouse Wolmar d’une trentaine dannées son aîné par obéissance filiale, mais aussi parce que, pour elle, selon les vieilles pratiques de l’époque, le mariage signifie fonder une famille et élever des enfants. Un mariage sans amour peut se transformer en un havre bienfaisant si les époux deviennent amis, s’ils savent y mettre l’estime, l’honnêteté, le travail et l’éducation de leurs descendants.

Dans leur ménage, basé sur l’amitié conjugale, chacun apporte les qualités qui manquent à l’autre : « Il m’éclaire et je l’anime » (NH, III, XX, p. 353). Ils forment « une seule âme, dont il est l’entendement et moi la volonté » (loc. cit.). Le « compagnonnage intellectuel »[18] entre époux suppose que la femme assiste son mari dans ses travaux où elle fait régner un climat d’effervescence spirituelle.

Contrairement aux Précieuses du XVIIe siècle, Julie réconcilie mariage et amitié. La fameuse « matinée à l’anglaise » où Saint-Preux est reçu en ami dans l’intimité familiale des Wolmar et partage leur silence, dans un délicieux suspens du temps, installe une miraculeuse félicité des sentiments :

Nous avons passé aujourd’hui une matinée à l’anglaise, réunis et dans le silence, goûtant à la fois le plaisir d’être ensemble et la douceur du recueillement. Que les délices de cet état sont connues de peu de gens ! Je n’ai vu personne en France en avoir la moindre idée. « La conversation des amis ne tarit jamais », disent-ils. Il est vrai, la langue fournit un babil facile aux attachements médiocres ; mais l’amitié, milord, l’amitié ! Sentiment vif et céleste, quels discours sont dignes de toi ? Quelle langue ose être ton interprète ? Jamais ce qu’on dit à son ami peut-il valoir ce qu’on sent à ses côtés ? Mon Dieu ! qu’une main serrée, qu’un regard animé, qu’une étreinte contre la poitrine, que le soupir qui la suit, disent de choses, et que le premier mot qu’on prononce est froid après tout cela ! […] moments consacrés au silence et recueillis par l’amitié ! (NH, V, III, p. 412)

Dans la lettre III de la IVe partie, Saint-Preux décrit l’amitié collective de Clarens, où l’activité principale semble être de se parler l’un à l’autre, par écrit ou par lettres, se confier ou se partager des secrets. Les protagonistes mangent et boivent ensemble, jouent et chassent ensemble, se livrent ensemble à des études. En un mot, tous passent leurs journées à faire ensemble ce qui les charme le plus dans la vie. Comme ils veulent vivre toujours avec des amis, ils recherchent et partagent toutes les occupations qui leur paraissent pouvoir augmenter cette intimité et cette vie commune. Ils ne souhaitent ni ne regrettent plus rien. Ils se plaisent dans cet état, protégé contre les intrusions hostiles du monde extérieur. Réunis dans cette arche « extratemporelle »[19], ils marquent par leur silence leur bonheur paisible.

Le roman eut un impact extraordinaire sur une foule de lecteurs et de lectrices anonymes, qui admirèrent surtout les rapports harmonieux pleins damitié et de courtoisie entre les époux, les charmes du foyer familial et de la vie domestique.

*

Quelles représentations de l’amitié apparaissent dans le roman du dix-huitième siècle ? L’amitié virile continue à exister. Les femmes semblent être admises pour la première fois comme personnages dans l’institution masculine de l’amitié, soit-elle symétrique ou asymétrique et contrastée. Le roman sentimental se fait lui aussi le chantre de l’amitié, parfois ambiguë, entre deux personnes de sexe opposé, ainsi que de celle conjugale ou collective.

Tous ces thèmes seront développés, de diverses façons, par le roman du XIXe siècle.

 

L’article a été publié dans le volume Ami(e)s et amitié(s) dans les littératures en langues romanes. Mélanges de littérature offerts à Czesław Grzesiak, Wydawnistwo Uniwersitetu Marie Curie-Skłodowskiej, Lublin, 2017, pp. 205-216.


 

[1] J.-C. Fraisse, Philia. La notion d’amitié dans la philosophie antique, Paris, Vrin, 1974.

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, traduction, présentation, notes et bibliographie par Richard Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004.

[3] Cicéron, Laelius de Amicitia, texte établi et traduit par Robert Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1971.

[4] M. Aymard, « Amitié et convivialité », [in] Histoire de la vie privée. 3. De la Renaissance aux Lumières, sous la direction de R. Chartier, Paris, Seuil, 1985, p. 448.

[5] Comme le couple d’amis formé par Montaigne et La Boétie, dont la relation est largement racontée par Montaigne dans ses Essais, I, 28.

[6] Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. I, Paris, 1751, p. 361.

[7] J. Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 27.

[8] Montesquieu, Lettres persanes, Éditions eBooksFrance, 2000, lettre CXLI, p. 188. Abrégé en LP. Fichier téléchargé : http://www.oasisfle.com/ebook_oasisfle/montesquieu-lettres_persanes.pdf

[9] « J’appelle ici révolution sociologique la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. L’examinant alors comme on ferait d’une société d’Indiens ou de Papous, il faut se retenir sans cesse d’en trouver naturels les usages et les lois […]. En inventant ces Persans qui viennent à Paris, Montesquieu invite tous les Parisiens à voir leur ville et leur vie comme ils auraient vu Ispahan et la vie des Persans. » (R. Caillois, préface à Montesquieu, Œuvres complètes, t. I, Paris, NRF, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1949, pp. V-VI.)

[10] Abbé Prévost, Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, La Bibliothèque électronique du Québec, pp. 56-57. Abrégé en ML. Fichier téléchargé : https://beq.ebooksgratuits.com/vents/Prevost-Lescaut.pdf Édition de référence : Éditions Rencontre, Lausanne, 1968.

[11] M. Daumas, Le syndrome des Grieux. La relation père/ fils au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1990.

[12] Le droit d’aînesse confère la totalité ou la majorité des biens d’un foyer au premier né. […] Dans la société moderne occidentale, l’aîné d’une famille seigneuriale reprenait généralement les affaires une fois de retour d’une carrière militaire, en l’occurrence en héritant du préciput, et un ou des cadets entraient dans les ordres religieux […]. En France, le droit d’aînesse s’appliquait uniquement aux familles nobles (même si des roturiers fortunés s’en prévalaient). Il a été aboli en 1792, lors de la révolution, puis rétabli partiellement en 1826, avant d’être définitivement aboli en 1849. D’après le Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France d’A. Chéruel, Paris, 1899.

[13] A. Vincent-Buffault, Une histoire de l’amitié, Paris, Bayard, 2010, p. 73.

[14] M. Wellington, “Unity and Symmetry of the Character of Tiberge”, [in] Romance Quarterly, Philadelphia, volume 38, issue 1, 1991, pp. 27-37, published online: 28 Oct. 2014. http://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/08831157.1991.11000511

[15] M. Daumas, « L’amitié plus forte que l’amour », [in] La Tendresse amoureuse, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Perrin, 1996, pp. 94-119.

[16] J.-J. Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, introduction, chronologie, bibliographie, notes et choix de variantes par René Pomeau, Paris, Garnier, 1960, Ière partie, lettre XXXVI, p. 88. Abrégé en NH.

[17] J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, passim.

[18] A. Vincent-Buffault, L’exercice de l’amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et XIXe siècle, Paris, Seuil, 1995, p. 206.

[19] G. Poulet, Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961, p. 122.



 

Sursa: Dumitru Scorţanu, 2019