Biografie
Miruna Tarcău
este o prozatoare din Montréal de origine română. S-a născut în
Bucureşti la data de 15 iunie 1990.
Miruna Tarcău este absolventa unui bacalaureat în literatura franceza la
Universitatea McGill şi a unui dublu masterat în cultura literară
europeană a universităţilor din Strasbourg şi Bologna. În prezent este
înscrisă la un doctorat în literatura franceză la universitatea McGill,
Montréal. A publicat primul roman la 16 ani - L’ile du Diable, urmat de
saga La Guerre des Titans cu volumele Le Choix de Selenae si La
Naissance de l’Élu. În curs de apariţie romanul La Chambre Noire,
editura Le Chasseur abstrait, Franţa.
A primit numeroase burse de merit: Women Associates scholarship de l’Université
McGill, Regina Slatkin Schoolman Award, bursa Fonds Société et Culture
Québec, bursa Master Erasmus Mundus Cultures Littéraires Européennes.
Membră în UNEQ (Asociaţia scriitorilor şi scriitoarelor din Québec),
ASLRQ (Asociaţia Scriitorilor de Limbă Româna din Québec) şi în
Diversité Artistique de Montréal.
Colaborează periodic la revista Candela şi jurnalul Le Délit. A
participat la saloane de carte la Paris, Montreal şi Québec, la
conferinţe si activităţi culturale în şcoli şi biblioteci, la interviuri
la Radio-Canada, Radio France International, Societatea Română de
Radiodifuziune, Marca-Ro, la interviuri în presa locala şi
internaţională: Cité Nouvelles de Kirkland, Express Outremont, New York
Magazine, Le Courrier de la Francophilie, Terra-Nova Magazine,
Evenimentul Zilei, Pagini Româneşti.
Détentrice d’un double diplôme de maîtrise en Cultures Littéraires
Européennes des universités de Strasbourg et de Bologne, Miruna Tarcau
poursuit actuellement un doctorat en littérature française à
l’université McGill.
Ses publications incluent trois œuvres de fiction (L’Île du Diable,
Montréal, Carte Blanche, 2006; Le Choix de Selenæ, Montréal, Christian
Feuillette éd., 2007; La Naissance de l’Élu, Montréal, Christian
Feuillette éd., 2009) ainsi qu’une collaboration soutenue à la revue
culturelle Candela (Montréal) et au journal étudiant francophone Le
Délit (McGill). Ses œuvres ont été présentées entre autre aux Salons du
Livre de Montréal, de Paris et de Québec.
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Miruna Tarcău - Proză
- L’inquiétude de Lû - Fragment din
romanul Războiul Titanilor
Le souffle chaud d’Éanélès brûle la peau déjà ardente de Lû. Le sang
palpite à son cou au rythme ahurissant des battements de son coeur, là,
dans la douce obscurité du Parthénon où il a repris forme humaine sous le
regard vigilant d’une statue de Zeus. Les reflets des
flammes sur son corps musclé au teint olive semblent faire ondoyer les
gouttes de sueur de son torse guerrier.
L’emprise dévorante de la passion enflamme leurs deux esprits, ainsi que
leur corps. Ils fondent l’un dans l’autre comme deux vagues de la mer qui
explosent violemment
lorsqu’elles se rejoignent, entraînant tout avec elles dans leur
bouillonnement. Les plus belles images du monde défilent devant leurs
yeux, vestiges des temps immémoriaux qu’a connus l’éternel voyageur. En un
souffle, Lû lui fait connaître la force d’une tempête écrasant un navire,
puis le parfum humide d’une jungle tropicale. En une caresse, elle ressent
la joie et le poids d’une couronne déposée sur sa tête devant une foule de
sujets, au sommet d’un palais érigé à sa gloire, puis toute la tristesse
qui submerge un
roi à la destruction de son peuple. Dans son esprit tumultueux défilent
des milliers de visages, de souvenirs – le battement du vent sous le
soleil rouge d’une mer de feu ;
la solitude du guerrier se préparant à mourir, quelques instants seulement
avant le combat… Tout se dérouleen un éclair aussitôt qu’elle se retrouve
dans ses bras.
Le grand loup aux poils dorés qui l’a accompagnée durant tout le trajet
jusqu’à Athènes a délaissé ses traits bestiaux aussitôt qu’ils ont rejoint
l’Acropole. C’est là qu’Oxyntès, successeur du douzième roi d’Athènes
Démophon, attendait l’arrivée de la Reine des Amazones. C’est là qu’Éos a
dû lui annoncer la terrible nouvelle de la mort de Selenæ.
Silencieusement, elle a observé le grand loup pénétrer à pas furtifs dans
l’exécrable enceinte d’un bâtiment érigé à la gloire de ses ennemis. Le
Titan, à l’abri des regards, s’est ensuite transformé dans le lieu sacré,
celui-là même où devraient être présents tous les dieux de l’Olympe ! Sans
bruit, sa forme s’est allongée, ombre parmi les ombres dans ce sinistre
enclos éclairé par la flamme, et sa longue chevelure blonde, ses mains
musclées, ses jambes élancées, son torse large, son corps tout entier
s’est rapidement détaché de son allure bestiale, tout en conservant
cependant quelques traces d’un
aspect féroce – un visage aiguisé au long nez en bec d’aigle ; aux cheveux
fauves ; aux lèvres minces, et aux mêmes grands yeux vifs du loup qu’il
était.
Des larmes silencieuses coulent encore sur les joues d’Éos, qu’elle
n’essuie plus. Comme une petite fille, elle le serre de peur de le perdre
à nouveau tandis que lui, calmement,
pose une grande main sur sa tête et caresse ses cheveux pâles. Il ne dit
rien mais ses gestes expriment bien toute la joie et la peine qu’il
ressent à la revoir. Son apparence est agréable. Dévêtu comme il l’est
après sa métamorphose, on le prendrait pour un lutteur
grec tout juste ressorti vainqueur d’une épreuve. Il n’a pas plus de
pudeur à couvrir sa nudité que lorsqu’il était animal. Ses traits et ses
regards sont toujours passionnés,
presque violents. Il semble vouloir lui dire quelque chose, mais alors que
ses sourcils se froncent et sa bouche se plisse, elle l’arrête avec un
murmure.
– Ne dis rien. Je sais.
Elle lui a manqué. Les sourcils encore froncés, il l’examine avec souci.
L’anxiété plisse son front éternellement jeune. Ensuite, lorsqu’il
s’adressera à elle, il lui parlera lentement, ce qui n’est pas dans ses
habitudes.
Il approche son visage du sien. De côté, l’espace qui sépare leur ombre
semble former la silhouette d’un grand vase. Leurs regards divergent
tandis qu’ils se rapprochent.
– Je t’ai vue grandir, Éanélès. Pendant près de soixante ans, pendant
toute l’époque où tu as vécu sur l’Éden, je suis resté auprès de toi.
J’étais ton gardien. Je ne pouvais supporter de te laisser entre d’autres
mains que les miennes. Je ne pouvais souffrir qu’un seul instant nos
chemins se séparent. Te souviens-tu, lorsque Hel t’a enlevée ? Je suis
venu jusqu’à son palais pour toi, j’ai percé le temps et l’espace qu’il a
dressés comme
remparts pour se protéger, pour toi !
– Je sais.
– Tu étais petite à l’époque. Aujourd’hui, je te vois seule, sans
protection, dans un monde nouveau. Grande. Cela me fait peur.
– Tu n’as peur de rien.
– Je ne crains pas Hel, je ne crains pas la mort, ni la défaite, ni la
souffrance. Je ne prédis certes pas l’avenir et j’ignore si cette crainte
est justifiée ou pas, mais je sais que d’entre tous les Titans, je suis
celui qui peut se fier le plus à son instinct. Aujourd’hui, il est la
source de ma peur.
– Ne sois pas soumis à tes émotions. Tu n’es pas un homme.
– Qu’on soit homme ou Titan, la crainte est naturelle. Xoryos et Cronos
ont peur eux aussi, même s’ils ne l’admettront pas. Ils répugnent à tout
sentiment humain, ce qui est hypocrite, car eux aussi les ressentent,
comme moi.
– Lû, que peux-tu redouter à ce point ?
– Plusieurs choses à la fois. Des choses qui, prises à part, ne
constituent pas une menace en soi.
– Parles-tu là encore de moi ?
– Pourquoi avoir joué cette scène devant ce mortel, Éanélès ? Pourquoi
avoir annoncé que ta soeur était morte ? lui reproche-t-il.
– Quoi, Oxyntès ? C’est sans importance ! Tout lui expliquer aurait été
long, et vain. Il ne peut rien faire. De plus, que peut-il comprendre de
la guerre et des diverses dimensions ?
– Que peux-tu y comprendre, toi ?
– J’y joue déjà ma part. Accepte ma charge, si périlleuse soit-elle. J’ai
risqué ma vie pour avertir Selenæ du danger et l’envoyer vers la Quatrième
! À présent, je serai l’intermédiaire entre l’Éden et le reste des
dimensions et, par la même occasion, je renouvellerai l’alliance avec les
Olympiens.
– Le sacrifice n’en valait pas la peine.
– Ces vingt années ?
– Tu as risqué ta vie.
– C’était mon choix. Par ailleurs, j’avais l’appui de Xoryos et celui de
Cronos.
– Il te faudra être plus vigilante dans tes choix. Ta soeur est
dangereuse. Propager partout la nouvelle de sa mort pourra jouer contre
toi… d’autant plus que tu la remplaceras dans ses fonctions.
– Ce n’est qu’un mensonge, après tout.
– Tu as accusé les dieux d’avoir causé sa mort, or deux partis déjà
connaissent la vérité. Les dieux, et Selenæ.
– Il n’y avait pas d’autre moyen. J’ai confiance en toi, Lû. J’ai attendu
soixante ans que, toi aussi, tu aies confiance en moi, avant de prendre
enfin une décision par moi-même. On me croit inactive, mais je suis moi
aussi impatiente, humaine ! Je ne pouvais pas attendre plus longtemps.
– Des erreurs que tu feras, je veux te protéger.
– C’est en se trompant qu’on apprend.
– Mais en guerre, Éanélès, chaque erreur peut être mortelle. Voilà
pourquoi si peu de guerriers apprennent quoi que ce soit.
– Tu n’as pas peur que pour moi. Dis-moi, quelles
sont tes craintes ?
Un silence s’installe entre eux. Le corps nu du Titan, sur sa peau ferme
et moite, se met à trembler. Ce n’est pas tant la peur que la fraîcheur du
temple qui en est cause, puisqu’à présent plus aucune passion ne vient le
réchauffer. Avec lenteur, le Titan s’avance vers l’idole de Zeus en or et
en ivoire ; non loin de là sont disposées les tuniques blanches des
prêtres. Il en choisit une et s’en revêt d’un geste machinal, un peu comme
s’il la retrouvait chaque jour en cet endroit précis et que jamais il
n’avait porté rien d’autre. Il ne se retourne toujours pas vers elle. Sans
mot dire, il soutient le regard de Zeus assis sur son trône, des offrandes
à ses pieds.
Préfère-t-il donc contempler la gloire de son ennemi plutôt que
d’affronter son amante ?
– Angoisse n’est pas lâcheté, lui souffle Éanélès en s’approchant de lui.
Elle pose une main sur son épaule, mais n’ose pas le forcer à se
retourner.
– Laisse-moi te confier mes craintes si toi, tu ne veux pas parler. Je ne
supporte pas ce silence. Plante ton épée dans mon ventre plutôt que de me
tourner le dos et te
fermer à moi ! Je préfère te savoir vulnérable et amoureux plutôt
qu’invincible et solitaire. Lû ferme les yeux. Il lutte contre l’envie de
disparaître à l’instant. Si l’absence d’Éanélès était insoutenable, sa
présence, elle, semble l’être encore plus.
– Tu me demandes pourquoi j’ai joué une telle scène devant un mortel ?
Sache que mes larmes n’étaient pas un mensonge. Lorsque j’ai annoncé à
Oxyntès la mort de ma soeur, que tous croient être ma mère, je n’avais
aucun moyen de m’assurer que mes paroles n’étaient pas vraies. Un doute
horrible s’est insinué en moi, Lû! L’ai-je envoyée vers la mort ? Je me
suis laissé prendre à mon jeu pour éviter de réfléchir ; réfléchir me
glace le
sang. Oui, je me suis dite orpheline, j’ai crié, j’ai pleuré, j’ai défait
mes cheveux pour montrer à tous que j’étais en deuil ! Mais ne le suis-je
pas réellement? Comment ne pas ressentir que haine et dégoût envers
moi-même pour l’avoir ainsi envoyée dans la mêlée, alors que Hel se
prépare à attaquer la Quatrième? Comment ne pas me détester et détester la
part que le sort me force à jouer dans cette guerre, pour avoir peut-être
envoyé
Selenæ à sa perte ?
– Elle ne tient pas à toi comme toi tu tiens à elle.
La voix du guerrier tremble d’émotion. Sa rage fait place à de la haine.
La voix plus aiguë de la jeune Éanélès lui répond avec sa douceur
habituelle.
– Son esprit est confus. Pour elle, j’ai toujours été sa fille ; l’idée
d’un lien subitement différent peut être troublante. Et ma hâte à tout lui
expliquer sera peut-être la cause de sa mort. Peut-être l’est-elle déjà.
Dis-moi, rassure-moi, a-t-elle survécu au grand passage ?
– Oui.
– Comment en es-tu si sûr ? Que fait-elle ? Où est-elle? Sait-elle encore
qui elle est et pourquoi elle est arrivée là ?
– Éanélès !
– Je t’en prie, réponds-moi ! Il y a vingt ans, tu me disais tout.
Aujourd’hui, dis-moi au moins cela.
Son insistance exaspère le Titan. Néanmoins, il consent à répondre à ses
questions dans le seul but de la rassurer. Il se tait, referme les yeux et
laisse une apparente
indolence recouvrir son visage comme un masque. À première vue, on
croirait qu’il médite – mais en vérité, il ouvre les yeux de son esprit
pour chercher à établir un lien entre ses sens et ceux de sa protégée.
Lorsqu’il se plonge dans cet état, il ne voit plus avec ses yeux, mais
avec chaque parcelle de son corps. Il établit aisément le contact.
– Neuf jours se sont déroulés pour elle depuis qu’elle nous a quittés.
Elle est avec une expédition de prêtres partis vers l’est à la recherche
de Tyrâa. Ils traversent des
marécages. Ils doivent se diriger vers la terre des suivants de Cronos,
les druides. Elle les y accompagne mais son coeur n’est pas avec eux. Elle
se sent prête à rejoindre son père.
|
– Et l’armée ? A-t-elle vu les soldats de Hel, les
a-t-il attaqués ?
– Elle a bien vu mais elle n’a rien observé. Hel attaquera bientôt.
– Ah, je voudrais tant rejoindre Xoryos, pour qu’il m’apprenne enfin
quelle sera la décision finale de Selenæ! Que ferons-nous si elle nous
abandonne et qu’elle se rallie à Hel ?
– Même Xoryos ne peut prédire pour qui elle se battra. Cela ne dépend
pas du destin, mais de son choix seul, répond Lû avec une certaine
amertume.
Éanélès observe le changement dans la voix du Titan. Une montée de
courage la pousse à lui faire face, ou peut-être est-ce tout juste de
la curiosité. L’envie de savoir. Quoi qu’il en soit, elle le contourne
pour se placer entre lui et ce que les Athéniens appellent une
merveille de ce monde.
Il évite son regard.
– Je sais ce que tu ne veux pas me dire. Tu ne l’aimes pas,
l’accuse-t-elle.
– Ce n’est pas cela.
– Tes sentiments sont forts, Lû. Elle t’a été confiée comme un
fardeau, tu ne voulais pas l’avoir à charge. Tu voulais un rôle plus
grand. De plus, j’ai risqué ma vie pour venir la rejoindre et je
m’inquiète pour elle. Je le vois, tu la détestes.
– Non, je ne hais pas pour si peu.
– Mais alors ?
– C’est toute cette guerre, avoue-t-il. Elle est mal commencée, on la
propage d’une façon malsaine, presque artificielle. On ne la retarde
pas, on l’anticipe ! Nul n’est encore prêt mais tous se mettent en
place. Toi, tu te postes ici comme avant-garde de l’Éden, tout comme
Hel est en avant-garde des Enfers. En envoyant sa fille là-bas, nous
précipitons la première offensive ; nous forçons Hel à une attaque
imminente alors qu’il aurait pu
continuer à rassembler ses troupes pendant encore quelques années.
– Mais Lû, toi qui es maître de la guerre, tu devrais t’en réjouir !
Je ne te comprends pas.
– La guerre est un art et cette guerre promet d’être particulièrement
éblouissante. L’Enfer s’insurge, brandit à nouveau ses fers contre
l’Éden ! Sais-tu à quand remonte une bataille pareille ? À plus de
trois mille ans ! Et de nos jours, elle n’est toujours pas oubliée.
Celle-ci doit être livrée avec autant d’ardeur, autant de perfection.
Sinon, l’issue n’en sera pas la même.
– Cronos le sait. Il le sait aujourd’hui tout comme il le savait il y
a trois mille ans ! Il défend chèrement son trône. Il a toujours régné
et règnera toujours. Il ne négligera rien.
– C’est un chef, mais comme tous les chefs il n’est pas éternel. Ni
infaillible. Un jour, tu le sais, il sera détrôné.
– Ce jour n’arrivera pas ! Il ne peut pas mourir.
– Parfois la mort n’est pas la pire fin ; pire encore est l’exil. La
défaite.
– Les Titans n’en ont jamais subi.
– Non, jamais ! répond-il d’une voix brutale qui surprend son amante.
Mais sais-tu pourquoi ? L’Enfer nous a toujours combattus avec des
forces égales aux nôtres. Sais-tu pourtant ce qui fait la victoire des
uns et la perte des autres ?
– Je l’ignore, souffle Éanélès, les yeux humectés de larmes.
Le ton de Lû se radoucit. Sa voix, comme son humeur, est aussi
imprévisible que le vent qui le caractérise.
– Toi qui aimes la raison et les livres plus que les combats, associe
la guerre à ce qui t’est connu. Vois les deux armées comme les pions
d’un jeu d’échecs ; des joueurs ayant exactement la même expérience
disposent tous deux de forces égales, et pourtant il n’y aura jamais
qu’un vainqueur. Dans le cas des échecs, l’issue de la partie repose
entièrement sur les décisions des joueurs. Ce n’est pas le nombre de
pions disponibles qui fait la victoire, mais la manière de les mettre
en mouvement. L’Enfer a toujours été déchiré par des guerres ; depuis
la mort d’Apocalypse, il lui a toujours manqué l’unité liant une armée
conduite par un seul chef. À présent, ils n’auront la force de nous
attaquer que s’ils s’allient sous Hel. S’il remet la main sur son
épée, il pourra retourner en Enfer
et allumer l’étincelle qu’il faut au baril de poudre de leur
mécontentement pour les mener à une insurrection. C’est avant tout au
peuple qu’il s’adressera : je ne prétends pas comprendre leurs
conditions de vie, pas plus que leurs motivations, puisque l’accès aux
Enfers m’a toujours été interdit, mais s’il y a une chose que je sais,
c’est qu’ils attendent tous ce moment depuis des millénaires. Si ce
n’est pas cette guerre qui les mènera à la
liberté, ils attendront patiemment la prochaine occasion de nous
renverser. Et sais-tu ce qu’ils attendent, Éanélès ?
– Un chef ?
– Lorsqu’ils auront un chef. Pense aux échecs.
– Je l’ignore…
– Une erreur, Éanélès. C’est tout ce qu’il faut à un roi pour perdre
une guerre lors d’un long siège, pour perdre la bataille lors d’un
affrontement, ou pour perdre la vie lors d’un face à face avec
l’ennemi ! Priam n’aurait-il pas vécu s’il n’avait emmené le cheval
grec dans sa belle Ilion ? Le roi n’est-il pas en échec et mat s’il ne
s’entoure pas des bons pions, s’il ne prévoit pas à l’avance l’attaque
adverse ? Une erreur, Éanélès ! C’est tout ce qu’il faut à Cronos pour
nous perdre tous et compromettre l’équilibre de ce monde !
– Ne fais-tu plus confiance à ton chef ? Lui qui vous a toujours
conduits jusqu’à la victoire ! Lui qui a toujours su faire preuve de
puissance et de sagesse devant les
plus rudes impasses ! Ouvre les yeux ! Vois tout ce qu’il a fait pour
les Titans, au lieu d’anticiper tout ce qu’il pourrait défaire !
– Si j’ai toujours combattu à ses côtés, c’est justement parce que
j’ai toujours eu confiance en son jugement. Me serais-je soumis à son
règne s’il n’était pas le plus fort et le plus apte d’entre nous à
commander ? Eh bien ! À présent je remets en cause ce jugement, car sa
première erreur, je crois qu’il l’a déjà commise en t’envoyant ici.
– Comment?!
– Tu admettras que, dans un jeu d’échec, certains pions sont plus
forts que d’autres. La perte d’un soldat, par exemple, est acceptable
pour épargner la reine, tandis que le contraire est purement
inconcevable. Cronos a toujours gagné car il a toujours joué selon les
mêmes règles. Pour gagner, Hel a modifié ces règles : il s’est forgé
une arme non seulement capable de l’amener à nouveau en Enfer, mais
également capable de tuer
Cronos. Oui, ne te laisse pas berner par les apparences : nous aussi
sommes faits de chair et de sang ! Le sang de Cronos peut tuer Cronos
; tu sais comme moi que Prómakhos peut tout transpercer, même la chair
d’un Titan. Et il la craint. Oh, comme il la craint ! Et cette
arme est d’autant plus dangereuse si elle tombe entre de mauvaises
mains.
– Les mains de Hel ?
– Non, ma petite. Cronos ne le craignait pas plus avec son épée que
sans elle, cela ne change rien pour lui. Jamais il ne l’affrontera
directement. Ce qu’il craint, c’est qu’elle tombe entre les mains de
son guerrier le plus puissant, son conseiller, son frère ; quelqu’un
d’assez proche de lui pour pouvoir le renverser et le soumettre à sa
propre autorité ! Et cette personne, c’est…
– …Toi !?
– Pourquoi crois-tu qu’il envoie Selenæ se battre dans la Quatrième,
au risque d’accorder à Hel le passage qu’il convoite jusqu’aux Enfers
? Elle peut bien aller rejoindre son père, cela ne changera rien !
Elle est puissante, soit, mais c’est une novice : elle ne sait rien de
ce monde et elle a toujours été soumise aux lois des Olympiens. Ce
n’est pour lui qu’une déesse, une fille d’Aphrodite. Xoryos a bien
prédit qu’elle changera le cours de l’Histoire, mais de quelle façon ?
À elle d’en décider. Elle qui ne sait rien, elle qu’on utilise comme
un vulgaire pion, elle qui sait à peine jusqu’à quel point l’arme
qu’elle porte est précieuse ! Elle qui va aveuglément se jeter tête
baissée dans une guerre dont elle ignore tout. Pour ne pas la perdre,
faisons du maître de la guerre son protecteur assigné, peut-être
sera-t-il trop occupé à l’empêcher de se tuer pour se dresser sur le
chemin de Cronos !
– Mais qu’est-ce qui te prend ? Cronos ne t’a jamais traité de la
sorte !
– Crois-tu cela ? As-tu vécu tout ce que j’ai vécu pour pouvoir
l’affirmer ? As-tu bien observé sa réaction lorsque je me suis opposé
à ce que tu quittes l’Éden pour aller prévenir ta soeur de l’imminence
de la guerre ? A-t-on jamais écouté mes conseils ?
– Ne sois pas si injuste. Ton avis est précieux à ses yeux, ainsi qu’à
ceux de Xoryos.
– Ne te trompe pas. Mon aide est précieuse, mais pas mon avis. Ils
estiment mes actions, mais non pas mes paroles !
– Si tel est ton sentiment, va, parles-en à tes frères. Ne laisse pas
ce poids peser sur ton coeur plus longtemps.
– Crois-tu que le moment est bien choisi pour leur parler de
sentiments, à eux qui les rejettent ? Crois-tu qu’il est si facile de
faire part à Cronos de tels soupçons ? De lui dire qu’il me craint !
– Dis-lui donc que ce choix a ébranlé ta confiance ! Dis-lui que tu
brûles d’aller de l’avant, de partir combattre Hel au plus tôt pour
étouffer cette rébellion avant
qu’elle ne s’enflamme !
– Il est déjà trop tard, la Titanide est en route. Il faudra attendre
la première attaque de Hel pour savoir quel camp elle choisira. Et si
elle le rejoint, tant pis ! Elle sera morte avant d’avoir pu accéder à
la grandeur.
– Comment! Mes sens me trahissent-ils ? Ai-je donc bien entendu ?
Est-ce bien toi qui me parles, qui parles de sa mort !
– Elle ne tient pas à toi comme toi tu tiens à elle.
– Oui, je tiens à elle ! Je ne pourrais pas souffrir que tu parles
ainsi de sa perte, avec une telle légèreté ! Le jour viendra, Lû, où
tu regretteras amèrement de l’avoir sous-estimée ! Elle changera le
cours des choses, je le sais, je le sens ! Peut-être même
déterminera-t-elle l’issue de cette guerre et ce, avec ou sans l’aide
de Danaé !
– Je t’en prie, Éanélès, ne pleure pas pour une telle chose.
– Je verserai autant de larmes que le dicte mon coeur, je crierai, je
déferai mes cheveux pour montrer à tous que je suis en deuil ! Oh,
comme j’aurais dû partir avec elle, pour éviter de rester auprès d’un
amant si cruel !
– Je t’en prie, Éanélès… Mais Éanélès lui a tourné le dos, le coeur
lourd. Elle
ne l’écoute plus. C’est en larmes qu’elle a rejoint le temple et c’est
en larmes qu’elle en ressort. Démophon l’y attend en compagnie de son
successeur Oxyntès, à qui elle a annoncé la terrible nouvelle de la
mort de Selenæ. Vêtus de noir, tous deux l’accueillent comme une
pauvre orpheline en pleurs, bouleversée après s’être recueillie au
Parthénon pour adresser des prières aux dieux qui ont tué sa mère, de
façon à apaiser leur colère.
Dans l’obscurité des flammes, Lû croit discerner l’ombre d’un sourire
sur les lèvres d’or de la statue de Zeus.
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